Avec Alain Crozier, senior advisor chez Seven2 (ex-Apax Partner), ancien CEO de Microsoft France et de Microsoft Chine et Frédéric Josué, fondateur du cabinet de conseil en stratégie marketing 18M, ex-executive advisor chez Havas et enseignant à Sciences-Po.
Le pôle technologique de Taste a participé à de nombreuses transformations d’entreprises. Lorsque nos partenaires DRH ne s’en emparent pas suffisamment, il est rare que celles-ci partent sur de bonnes bases. Pour pallier cela, on constate parfois la création de postes de Chief Transformation Officers. Mais comment espérer faire évoluer efficacement une organisation lorsque la gouvernance, DRH et direction générale, n’est pas aux commandes ?
Cette tentation de l’homme providentiel, auquel on délègue un sujet complexe, nous l’observons à nouveau aujourd’hui avec l’intelligence artificielle (IA), une révolution sans doute plus profonde encore que celle du numérique. Alors, quels messages envoyer aux communautés professionnelles ? Comment aider les directions des ressources humaines à jouer le rôle qu’on attend d’elles ? Éléments de réponse avec deux experts reconnus du sujet.
Frédéric Josué : « L’IA générative fait naître de nouvelles perspectives… Et de nouvelles craintes »
F.J. : « L’IA existe depuis 70 ans, mais cette technologie est longtemps restée cantonnée au sein d'un cercle d'experts. Elle ne tenait pas vraiment ses promesses. Il n'y avait pas assez de données pour entraîner les modèles, les processeurs n'étaient pas assez puissants. Vers 2010, la multiplication des smartphones et des réseaux sociaux a engendré une explosion du nombre de données comportementales (géolocalisation, données transactionnelles...). On commençait alors à parler de Big Data (collecte massive de données non structurées). Il devenait possible d’entraîner efficacement des modèles mathématiques.
C’est aussi vers 2010 que les départements de Data Science ont commencé à apparaître dans les entreprises. Avant, les spécialistes effectuaient de la Business Intelligence ou de l'Informatique Décisionnelle. Comme le sujet était nouveau, complexe, sa gouvernance était centralisée. Les développements étaient menés au sein des départements IT et Data Science. Pour les sécuriser, on a créé des postes de Chief Data Officer.
En parallèle, la croissance du fabricant de puces Nvidia a permis la multiplication de processeurs puissants, aptes au calcul matriciel. Les machines devenaient capables de deep learning ou apprentissage profond. Tout cela a débouché en novembre 2022 sur la naissance de ChatGPT, une IA dite générative.
Cet événement a changé la donne. L’interface simple de ChatGPT laisse tout un chacun interagir naturellement avec lui. Par conséquent, n'importe quel employé peut prendre conscience du risque qui pèse sur sa future employabilité. De nombreuses craintes ont surgi sur le futur du travail.
C'est pourquoi les RH doivent intervenir et jouer un rôle dans cette décentralisation de l’utilisation de l’IA. Fini le temps où un département Data Science devait répondre aux problèmes de départements opérationnels qu'il ne connaissait pas vraiment. Il faut à présent qualifier les besoins de chaque entité et étudier la façon dont l’IA générative va pouvoir l’aider. Les salariés ont également besoin d’être rassurés et accompagnés par de la formation.
L’arrivée d’Excel en 1981 a détruit beaucoup d’emplois, mais en a créé encore plus. Il en sera de même avec l’IA. La formation permet aux individus de s'adapter, à de nouveaux métiers de naître, mais cela doit être accompagné. Il y a un rôle nouveau à jouer pour les RH, qui ont vocation à organiser cette décentralisation. »
Alain Crozier : « La révolution de l’IA suppose de revoir l’organisation de l’entreprise au prisme des compétences »
A.C. : « La technologie est inutile si on ne remet pas l'accent sur le capital humain et le développement des ressources humaines. Toute mon expérience d’une trentaine d’année chez Microsoft en est l’illustration. L’IA représente, pour les RH, l’occasion de reconquérir du terrain. Sa maîtrise suppose un repositionnement stratégique de la fonction au sein de l'entreprise. Mais cela va nécessiter du travail.
Au cours de ma carrière, je me suis retrouvé à la tête des finances mondiales de Microsoft. Cette division comptait alors 5 000 personnes. Le métier de financier n'était pas stratégique à l'époque. Aucun financier ne figurait à un niveau hiérarchique important dans l'entreprise. Après avoir mené un comparatif avec d'autres grands groupes, j'en ai conclu que Microsoft n'était pas bien organisé. Il fallait réinventer cette fonction financière. Je me suis donc demandé de quelles compétences nous allions avoir besoin. Celles qui, stratégiquement, allaient nous permettre de prendre plus de place dans l'entreprise. Qu'est-ce qui allait compter dans 5 ans, 10 ans ?
Sur les 5 000 personnes, nous en avons externalisé les deux tiers, qui ont continué de faire peu ou prou la même chose qu'avant, mais ailleurs. Celles que l'on a gardées allaient devoir effectuer 70 % de nouvelles activités. Nous avons, par exemple, constitué une équipe pour mettre au point les différentes applications qui allaient nous être utiles. Nos premiers data scientists sont arrivés en 2012.
Nous avons commencé à travailler avec des modèles d'IA, qui allaient piocher dans plusieurs bases de données afin d’identifier de nouvelles corrélations et de nous aider à comprendre les conditions du succès. Tout cela nous a amené à raisonner en termes de compétences et non plus de postes. Les compétences se sont révélées la pierre angulaire de la refondation de la finance.
Quelques années plus tard, toutes les grandes filiales de Microsoft ont eu un financier à leur tête. La division financière est passée de 5 000 à 5 500 personnes. Le chiffre d'affaires de l'entreprise est, lui, passé de 20 milliards à 250 milliards de dollars. Pourquoi ? Parce que de nombreux éléments ont pu être automatisés. Les collaborateurs ont mis leur intelligence au service de tâches à valeur ajoutée.
Miser sur le développement des compétences nous a aussi permis d'attirer des talents que l'on n'aurait jamais pu attirer avant. Nous leur avons offert des perspectives de développement importantes. Aujourd'hui, lorsqu'on recrute quelqu'un, on sait quelles compétences il devra développer à l'avenir. »
Frédéric Josué : « L’IA est un outil d’aide à la décision, l’humain demeure indispensable »
F.J. : « Les outils d'IA générative sont des outils d'intelligence statistique, par opposition à l'intelligence symbolique ou logique. Ils sont entraînés sur de grandes masses de données et vont chercher des modèles dans ces données, qu'ils répliquent. Ils probabilisent des occurrences, mais ne sont pas capables de raisonner. Ils ne comprennent pas. S’ils savent reconnaître un chien, ils ne savent pas ce qu’est un chien.
Ces nouvelles formes d'IA reproduisent les biais des données dont elles se nourrissent. Les opérer nécessite donc du contrôle. Ce sont des outils d'aide à la décision, pas des outils qui décident. Aujourd'hui, à Paris, quasiment 100 % des clichés radiologiques sont d'abord visés par des IA, mais c'est le radiologue qui prend la décision.
L’essor de l’IA appelle à une réhumanisation des organisations. L’une des difficultés étant que nombre de dirigeants n’ont pas, sur l’IA, les connaissances ni la formation adéquates. Ils ignorent ce qu’est le deep learning, cernent mal les incidences éthiques et déontologiques de l’IA, ses conséquences sur l'emploi, la relation client, etc. Mais à l’échelon inférieur, les gens ont conscience que leur poste est peut-être menacé. C’est pourquoi les RH doivent reprendre la main et revenir au centre du jeu en reconsidérant le volet humain, en se souciant du care. »
Alain Crozier : « La formation professionnelle doit être imposée et transformative »
A.C. : « L’important, c'est de comprendre finement les métiers. Microsoft comptait, à mon époque, 640 000 partenaires à travers le monde. Pour fluidifier les relations avec eux, nous avons créé des plateformes mondiales qui allaient changer la façon dont les équipes opérationnelles des différents pays travaillaient. Il a fallu prendre chaque poste un par un et détailler tout ce qu’ils faisaient. Car nous ne voulions pas remplacer des postes, mais faire évoluer les activités à l'intérieur de chaque poste.
Très peu de patrons des opérations savaient précisément ce que leurs équipes faisaient dans le détail. Lorsque tout a été posé noir sur blanc, on a pu déterminer les activités à confier à l'IA et les compétences à renforcer. Ce travail de fond a permis de réorganiser les métiers en leur confiant moins de tâches, mais menées plus en profondeur. Cela nécessite de mettre en place des programmes de formation pointus sur les compétences à développer. Cette formation doit être imposée et transformative. Les personnes concernées ont été formées une journée par semaine pendant 18 mois. Appréhender l'IA suppose de retravailler le capital humain, de mieux le comprendre et d’investir en temps et en moyens.
L’autre élément capital, c’est bien sûr le recrutement. Microsoft travaillait avec 4 grandes universités. On a remplacé ça par un modèle de recrutement hybride avec un peu d'IA et un peu d'humain. L'IA nous a permis de mieux connaître les individus avant de les rencontrer. Nous voulions des gens curieux de tout. Au bout de deux ans, nous avons changé les universités avec lesquelles nous travaillions pour d’autres, moins prestigieuses, mais dont les candidats étaient plus curieux et intéressés par l'avenir.
Enfin, nous avons bâti un modèle nous aidant à identifier les personnes à promouvoir. Il révélait des profils jusqu’alors peu visibles de leur direction. Hybride, il échappait à certains biais sur la diversité, par exemple. Il a fallu deux ans pour le développer. Grâce à lui, des gens ont occupé des fonctions que personne n’aurait pensé leur confier autrement, dans lesquelles ils ont très bien réussi. Alors faut-il un Chief AI Officer ? Non. En revanche, il faut que chaque organisation ait cette appétence à construire des modèles hybrides, en veillant aux biais et à l’utilisation éthique des données. »
Frédéric Josué : « Privilégier une formation académique de haut niveau »
F.J. : « Pour accompagner les grandes transformations du monde, une approche scientifique de la formation est nécessaire. Mon rôle chez Vivendi et Havas était de conseiller le Comex. En 2015, j'ai travaillé avec la DRH pour voir comment mieux former les différentes business units. Nous avons créé le master Digital Humanities à Sciences-Po et avons financé des programmes de recherche appliquée dans des universités prestigieuses. L'idée, c'était d'avoir de la formation académique de haut niveau, accessible aux cadres comme aux opérationnels, et d'éviter de passer par des entreprises de formation. Créer des échanges, des partenariats avec des organismes internationaux ne coûte pas très cher grâce aux incitations fiscales comme le Crédit Impôt Recherche. »
QUESTIONS/RÉPONSES
• Comment créer un environnement invitant à l'acculturation ? À quel rythme agir, avec quels moyens, et qui doit décider quand on n'a pas de service RH ?
Frédéric Josué : Dans ce cas, mieux vaut avoir un PDG très curieux et dégagé des affaires du quotidien.
Alain Crozier : À un moment, c'est au patron de décider quelles sont les valeurs de l’entreprise, sa culture et comment elle doit évoluer. C’est à lui d’insuffler l’agilité culturelle et d’équiper les managers. L'IA va changer les façons de travailler. La question fondamentale à se poser est : de quelles compétences aurez-vous besoin demain pour développer l'entreprise ?
• Le top-down est-il la bonne approche pour mener une telle transformation ?
A.C. : Tout dépend de la situation de l'entreprise. Parfois, en plein boum, il n’y a pas besoin de top-down. Mais j’ai une approche américaine. Quand les temps sont compliqués, l'impulsion, la culture, les valeurs doivent venir d’en haut. Le modèle top down est plus efficace et plus rapide, on le voit en M&A.
• Sans parler de Chief AI Officer, peut-on a minima créer un référent IA ?
A.C. : Quand on commence à intégrer des éléments d'IA, il est nécessaire d'avoir un certain contrôle autour de ça et d’établir des règles de gouvernance. Mais le jour où vous centralisez une fonction, et où tout le monde procède d’une façon indiquée, c’est l’échec assuré. C'est pour cette raison que beaucoup de groupes qui rachètent des sociétés refusent de les intégrer, afin de ne pas casser leur spécificité. On leur demande d'utiliser certaines des briques, de la maison-mère, c'est tout.
F.J. : Je milite en faveur d'une décentralisation des décisions au sein des entreprises. Il faut responsabiliser les équipes en misant sur la curiosité. On a 15 ans de retard sur les deep tech. Chacun doit se saisir du sujet à bras-le-corps sans attendre de Chief AI Officer. Une telle fonction rassure, mais fait perdre du temps et des idées.
• N’est-ce pas compliqué, pour les RH, de gérer la transformation des métiers en même temps que la leur propre ?
A.C. : Être parmi les premiers à sauter dans le grand bain de l’IA est important. Tester, adopter rapidement des scénarios montre qu’on peut les utiliser et dope l’engagement des autres. C’est l’occasion d’aller voir le patron avec des premiers résultats et de faire bouger la culture interne.
F.J. : J’ai accompagné un département RH sur l’utilisation de ChatGPT. Après une brève formation, il a pu mettre au point une innovation qui lui fait gagner beaucoup de temps. Le service a créé un petit GPT explorant la convention collective, capable de répondre aux questions des salariés à ce sujet sur l’Intranet. Partager ce genre de succès donne envie aux autres de s’y mettre.
• Comment lever les craintes des salariés pour leur avenir ?
A.C. : Le storytelling est important. Il faut raconter d’où l’on vient, où l’on va et pourquoi on va réussir. On ne jette pas une telle technologie aux gens sans accompagnement ni explication. C’est important de démythifier, de montrer qu’il n’y a rien de magique là-dedans, mais que cela a malgré tout du sens.
F.J. : Et puis il faut faire parler les collaborateurs, ne pas oublier le facteur humain. L’IA ne fonctionne pas sans l’intelligence humaine.
• Comment déployer l’IA dans les PME ?
A.C. : Je recommande de privilégier des cas d’usage simples. Par exemple, mettre en place un agent conversationnel qui garde la trace du dossier et des demandes du client peut faire gagner un temps précieux. Cela permet aux techniciens de passer plus de temps sur les plus gros clients. Bien sûr, il faut investir un peu. Mais de nombreuses start-ups offrent des services vraiment pas chers et peuvent répondre à de nombreuses demandes avec de fortes compétences.
Chaque année, nous organisons des événements pour animer l'année auprès de nos communautés. Nous sommes engagés dans le développement du capital humain, tout comme dans la construction des nouveaux métiers au sein des organisations, liés à de nouvelles technologies. L'intelligence artificielle, pilier fondamental de transformation de notre société, est important pour nous. Nous vous invitons à parcourir notre site internet ou à nous contacter pour en savoir plus sur ces transformations
ici.